L’Etat verra-t-il les bénéfices cachés du nouveau nucléaire français ?

Par Michel Gay

Les énergies renouvelables fatales et aléatoires ne permettront pas de répondre en permanence au besoin national d'électricité.

La France est donc appelée à renouveler progressivement entre 2030 et 2050 son parc actuel de production d’électricité par de nouveaux moyens pilotables de production. Les réacteurs nucléaires de troisième génération EPR pourraient notamment garantir un socle de production d’électricité en 2050 et permettre de s’affranchir des énergies fossiles dès 2060.

Mais il faudrait un État stratège avec une vision de long terme pour en discerner tous les bénéfices…

Construire de nouveaux EPR

Les six chantiers des réacteurs nucléaires EPR engagés en Finlande, Chine, Grande-Bretagne et France ont permis de revitaliser une chaîne industrielle française et européenne désormais opérationnelle pour engager d’autres nouvelles constructions.

 Malgré les difficultés des deux premiers chantiers EPR en Finlande et à Flamanville, consécutifs à un réapprentissage après un arrêt de construction de plus de 10 ans, la filière nucléaire (troisième filière industrielle en France avec 220 000 professionnels hautement qualifiés) dispose aujourd’hui d’atouts. Elle risque de les perdre à nouveau si elle cesse de construire des réacteurs.

Alors, elle s’approvisionnera à l’étranger (Chine et Russie qui progressent rapidement) ce qui entrainera une perte économique accompagnée d’une perte de souveraineté technologique et énergétique.

Aujourd’hui, deux EPR fonctionnent parfaitement en Chine. La réussite de ces deux chantiers aboutissant à leur mise en service en 2018 et 2019 démontre la viabilité opérationnelle du concept.

Le développement du nouveau nucléaire à base d’EPR en France et dans une partie du monde constitue un enjeu majeur pour l’avenir.

C’est la possibilité :

  • de prolonger les avantages actuels d’un parc électrique offrant à la fois un prix bas et stable, une sécurité de fourniture, et une empreinte carbone faible,
  • de rester au plus haut niveau de la sûreté nucléaire et de rentabiliser dans la troisième génération les investissements passés,
  • de maintenir une production pilotable et flexible (la puissance peut varier de 80% en une demi-heure) dont la disponibilité a été en moyenne de 75% de 2010 à 2019,
  • de développer une importante filière industrielle reconnue mondialement, avec tous les bénéfices qui en résultent sur les emplois, la balance commerciale et les engagements de la COP21 signés à Paris en 2015 (Stratégie nationale bas-carbone).

Bénéficier de l’effet de série

Le coût du nucléaire de troisième génération (EPR) résulte essentiellement des coûts de construction et de financement.

En fonction du taux d’actualisation retenu (le coût du prêt), les dépenses de construction représentent entre 50 et 75 % du coût total de production de l’électricité sur la durée d’exploitation de l’installation.

Un rapport de la Cour des comptes britannique montre la sensibilité du prix de l’électricité au taux de rendement attendu du projet.

Ainsi, le coût du kilowattheure de l’EPR d’Hinkley Point double quand le taux d’actualisation passe de 3 % à 10 % (le taux retenu par EDF pour ce projet est de 9 %).

La construction d’un EPR en Europe a coûté deux fois plus cher (6500 €/kW) qu’en Chine et en Corée (3200 €/kW). Et avec « l'affaire des soudures » à reprendre, le prix de l’EPR grimpera à plus de 7000 €/kW.

Mais les deux EPR européens ont été les deux premiers chantiers à avoir été engagés (2005 en Finlande et 2007 en France),… et ce ne sont pas les plus chers. Les deux premiers réacteurs américains équivalent (AP-1000) à Vogtle aux Etats-Unis coûtent encore plus chers (11300 €/kW).

Pour bénéficier de l’effet de série, il s’agit de construire les réacteurs par paire sur un même site (moins 15% sur le deuxième réacteur), et à échéance régulière sur des sites différents. Les études et qualifications sont réalisées une seule fois et la commande d’une série de matériels identiques permet aux fournisseurs d’atteindre des gains de productivité, tandis qu’une bonne gestion des échéanciers maintient une charge de travail continue optimisée pour les industriels.

Par exemple, EDF estime pouvoir réduire de 20 % le coût de la construction des deux prochains EPR à Sizewell C (Grande-Bretagne) en transposant des éléments du projet Hinkley Point.

Le financement et le rôle de l'Etat

Les nouvelles centrales nucléaires constitueront des infrastructures stratégiques contribuant à garantir la sécurité d’approvisionnement électrique du pays et à fournir une électricité bas carbone. Il revient à l’État, garant des intérêts stratégiques, de préserver un socle d’approvisionnement flexible et compétitif à l’horizon 2050.

Mais cette compétitivité dépend beaucoup du taux d’actualisation.

Ainsi, l’OCDE a estimé en 2015 que pour un taux d’actualisation de 7 %, la construction représentait 73 % du coût total de production. Mais si ce taux était réduit à 3 %, alors cette part diminuerait à 55 %.

Mais le taux d’actualisation ne se décrète pas. Pour qu’il soit le plus bas possible il faut diminuer les risques du projet (remise en cause possible, mouvements d’opposition retardant le chantier, dépassements possibles de délai et de coût de construction) et du marché (variations imprévues de prix).

L’État stratège peut prendre en charge ces risques pour maintenir un prix modéré de l’électricité.

« Contract for Difference »

Un « Contract for Difference » (CFD) est un contrat passé entre un producteur d’électricité et un acheteur (ici l’Etat) qui libère l’investisseur des risques liés à la volatilité des prix sur le marché de gros en lui assurant un prix d’achat fixé à l’avance pendant un temps déterminé.

Le niveau du prix consenti pour Hinkley Point d'environ 112 euros par mégawattheure (€/MWh), soit 92 £/MWh sur 32 ans, ou « strike price », résulte d’une procédure d’appel d’offres.

Il est difficile de faire accepter ce prix au public quand le marché se situe à 40 ou 50 €/MWh, mais aucune entreprise à capitaux privés n’aurait pris le risque d’un investissement de 23 milliards d’euros (coût du projet Hinckley point C) si le prix de vente sur la durée d’exploitation de l’installation n’était protégé par une disposition de type CFD.

Et le gouvernement anglais a de plus considéré comme justifié le taux d’actualisation relativement élevé de 9 % retenu par EDF Energy pour déterminer le « strike price » nécessaire à la rentabilité du projet.

Le statut privé de l’investisseur (consortium mené par EDF) et la nature des risques associés amènent à ce taux d’actualisation, et donc à ce prix, pour sécuriser une abondante production d’électricité décarbonée et pilotable.

La valeur économique

La « valeur économique » d’un tel projet de nouvelle centrale nucléaire est plus large que celle de la simple « rentabilité ». Elle doit être comparée à d’autres moyens rendant les mêmes services, et non à la rentabilité artificielle subventionnée des éoliennes et du photovoltaïque bénéficiant de mécanismes de soutien (tarifs d’achat) qui garantissent les prix et les volumes de vente.

En revanche, le nucléaire n’en bénéficie pas en France, ce qui entraîne une distorsion de la concurrence.

Les autorités britanniques ont intégré ce service rendu pour justifier le « strike price » de Hinkley Point. Il est même supérieur à ceux de projets éoliens, et même de certains grands projets photovoltaïques.

Mais ces productions fatales et aléatoires, voire intermittentes du vent et du soleil, nécessitent des coûts d’adaptation du réseau et des moyens de secours (« back-up ») pilotables et flexibles, ou des moyens de stockage qui, au final, les rendent beaucoup plus coûteuses et nécessitent des subventions publiques…

Les autres technologies bas carbone (y compris les centrales à biomasse ou à combustible fossile avec captation du CO2) souffrent de coûts plus élevés. Et où stocker les millions de tonnes de CO2 captées ?

La valeur économique d’un réacteur nucléaire tient compte de sa « fiabilité » et déborde du cadre du projet et de son porteur, justifiant que l’État « stratège » prenne en charge une part du risque.

La première paire d’EPR offre une capacité prédictible pendant 60 ans et, en plus, une « valeur technologique » en ouvrant la voie aux projets suivants.

Une solution moins coûteuse (tant que le prix du CO2 émis reste inférieur à 20 € la tonne) consisterait à mettre en service de nouvelles centrales à gaz. Mais de telles décisions seraient en contradiction totale avec la stratégie bas-carbone française, anglaise inscrite dans les accords de la COP 21.

Nécessité d’un « État stratège »

Dans les années 1980, l’« État stratège » avait lancé un vaste plan nucléaire financé de façon originale en faisant directement appel aux emprunts sur les marchés internationaux. Cette solution a permis à EDF d’obtenir des taux bas grâce à la garantie de l’État.

En France comme au Royaume-Uni, la valeur économique des nouveaux projets nucléaires dans la transition énergétique doit être appréhendée avec une vue globale du système électrique et économique.

Ainsi, la capacité d’exportation d’électricité nucléaire en Europe (2 Md€/an) et d’équipements (plusieurs Md€/an) dans le monde (Chine, Inde et autres pays) est un enjeu économique, mais aussi stratégique.

La relative indépendance énergétique de la France est assurée grâce à sa maîtrise technologique et industrielle de la filière nucléaire, davantage que pour toute autre filière décarbonée (le photovoltaïque est importé de Chine).

Il s’agit dorénavant pour l’Etat d’appliquer au nucléaire une politique justifiée par les objectifs de sécurité énergétique et de compétitivité industriel qui ne sera qu’une extension de celle déjà appliquée aux énergies renouvelables.

8 EPR en 2040

L’objectif principal de la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) votée en 2015 est de diminuer les émissions nationales de gaz à effet de serre, notamment le CO2.

Dans cette optique, le mix électrique français doit rester l’un des plus décarboné du monde (10 à 50 g CO2/kWh), grâce principalement au nucléaire (6 g CO2/kWh), afin qu’il puisse servir à la décarbonation de l’économie via une utilisation accrue de l’électricité.

Pour continuer à faire bénéficier les Français d’une électricité décarbonée pilotable et bon marché, l’État « stratège » doit prendre en charge une partie du risque en établissant des contrats de long terme de type CFD.

Le gouvernement doit aussi structurer un programme de nouveau nucléaire favorisant les baisses de coûts induites par un effet de série.

La construction d’une paire d’EPR sur un même site (espacée de 18 mois) devrait être initiée dès que possible pour une mise en service vers 2030.

Ensuite, dans les mêmes conditions, la construction de trois autres paires espacées de 4 ans semble un optimum pour piloter la décarbonation de l’économie et aboutir à 8 réacteurs EPR de 1650 mégawatts en fonctionnement vers 2040. Ils succèderont à une quinzaine de réacteurs actuels de 900 mégawatts qui atteindront alors leur limite de durée de fonctionnement, soit environ 60 ans, et… peut-être davantage.

L'économie de marché a souvent une vision de court terme permettant à des acteurs privés d'avoir un retour sur investissement rapide.

C'est donc à l'Etat d'avoir une vision large et lointaine en pariant sur les bénéfices à long terme du nouveau nucléaire français… pour le bien et la grandeur de la France.

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