La Commission européenne veut saborder discrètement le nucléaire

Par  Michel Gay et Dominique Finon

Duplicité et effets d’annonces sont à la manœuvre dans l’Union européenne pour saborder discrètement le nucléaire dans les faits.

Paradoxe et duplicité

La Commission européenne a publié le 31 décembre 2021 un document appelé « taxonomie » sur les critères de classement des technologies pouvant donner lieu à financement privilégié par les fonds verts. Le nucléaire y figure ainsi que les centrales électriques à gaz très émettrices de CO2 (plus de 400 gCO2eq/kWh), sous le prétexte de faciliter la transition énergétique parce qu’elles en émettraient moins que les centrales au charbon.

Ce document qui avait déjà filtré depuis quelques jours, a été présenté par le Monde du 29 décembre qui titrait « Bruxelles va classer le nucléaire comme énergie verte » dans l’ignorance de la décision de la Direction générale de la concurrence (DG Concurrence) de la Commission sur les aides d’Etat.

En effet, Bruxelles avait présenté plus discrètement quelques jours avant, le 21 décembre 2021, le nouveau régime autorisant les subventions pour toutes les technologies bas carbones contribuant à la transition énergétique. Or, le nucléaire qui n’émet pas de CO2 est exclu de ces « lignes directrices sur les aides d’état au climat, à la protection de l’environnement et à l’énergie » visant à atteindre les objectifs climatiques de l’Europe en 2030 et en 2050.

En revanche, étonnamment et de façon illogique, les centrales électriques à gaz y sont également incluses.

Un enjeu considérable

Au cours des derniers mois, l‘attention des pays défenseurs de l’option nucléaire a été focalisée sur la taxonomie pour que le nucléaire y soit inclus, contrant ainsi l’influence de l’Allemagne qui était parvenue à le faire exclure du premier projet fin 2019.

Pendant ce temps-là, la DG Concurrence concoctait seule, sans consultation réelle des gouvernements, la réforme des « lignes directrices » qui ne couvrait jusqu’ici que les énergies renouvelables. Celles-ci codifient de façon générale les dispositifs de tarifs d’achat associés à des obligations d’achat et les contrats de garanties des revenus de long terme des producteurs d’électricité bas carbone (notamment les « contracts for difference »).

Bien que subtile et technique, il existe une grande différence entre le régime des aides d’État (qui s’appliquent au climat et à l’énergie) et la taxonomie.

La taxonomie concerne le financement de projets par les fonds verts des banques à des taux réduits, alors que les lignes directrices portent sur les aides d’état et les « contracts for difference » qui concernent particulièrement le nucléaire.

Dans ces nouvelles lignes directrices, les contrats concernant les projets de constructions de centrales nucléaires ne pourront être autorisés qu’au cas par cas, entraînant des processus lourds de négociations, des allongements de délais, des coûts supplémentaires élevés.

L’enjeu masqué est donc considérable.

Les aides d’État refusées pour le nucléaire…

En réalité, l’enjeu de la couverture par le régime des aides d’État est beaucoup plus important que celui de figurer dans la taxonomie car le financement de la construction de centrales nucléaires représente une part importante de l’investissement initial et donc du prix de revient de l’électricité produite.

Avec des contrats de garanties de revenus par l’État (que Bruxelles veut empêcher pour le nucléaire) ce financement pourrait se faire par emprunts à un coût réduit d’environ 5 %, au lieu de 8% à 10 %, ce qui abaisserait le coût de production de l’électricité jusqu’à 40 %.

L’idéal serait que le nucléaire soit couvert à la fois par le régime des aides d’État, et intégré dans la taxonomie. Un projet nucléaire encadré par un « contrat pour différences » permettrait d’accéder plus facilement aux financements « durables ».

… mais facilitées pour le gaz

La DG Concurrence écrit aussi que « ce qui nuit aux ambitions climatiques ne pourra plus être reconnu par le régime des aides d’Etat ». Mais elle n’hésite pas, pas « pragmatisme », auquel échappe le nucléaire), à déclarer qu’une clause spéciale s'appliquera au gaz naturel afin que les « États membres dont le PIB est le plus faible puissent passer du charbon au gaz ».

Seraient concernés les pays de l'UE comme la Pologne, la Bulgarie et la Roumanie, qui dépendent encore fortement du charbon pour leur production électrique et qui prévoiraient d'investir dans des projets gaziers pour les remplacer.

Mais ces pays seraient aidés encore plus efficacement dans leur transition énergétique par une mesure favorable au financement du nucléaire puisqu’ils ont des ambitions dans ce domaine, précisément pour décarboner leur production d’électricité.

L’Allemagne à la manœuvre ?

La duplicité de la Commission européenne présidée par Madame Ursula Von der Leyen éclate ainsi au grand jour.

D’un côté, elle fait croire qu’elle a pris en compte les intérêts des 10 pays voulant poursuivre l’option nucléaire avec l’ouverture de la taxonomie, et de l’autre côté, elle rejette le nucléaire du régime des aides d’État pour supprimer son financement, ce qui revient à le tuer.

Étonnamment, ce document sur les aides d’État ne justifie jamais l’exclusion du nucléaire, alors qu’il est précis sur les justifications permettant d’inclure un large éventail de technologies durables.

A l’évidence, l’Allemagne est à la manœuvre derrière toutes ses incohérences.

En effet, elle bénéficierait en premier de cette mesure sur le gaz pour compenser les carences de sa transition énergétique fondée sur des éoliennes et des panneaux solaires capricieux. Elle tente ainsi d’imposer sa politique antinucléaire aux autres Etats-membres sans tenir compte de leurs intérêts.

L’Europe de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) ainsi que celle de l'énergie atomique (CEEA ou Euratom) a cessé d’exister.

Aujourd’hui, les deux plus grands Etats-membres, dont le couple était autrefois le moteur de l’Europe, divergent sur leurs choix de mix électrique : le plus puissant (l’Allemagne) cherche à entraver l’option nucléaire du second (la France), et aussi à imposer ses choix exclusifs sur les énergies renouvelables électriques, principalement éoliennes et photovoltaïques.

Dans un marché de l’électricité étroitement interconnecté, cette situation « inamicale » pose un problème de fonds pour l’avenir de l’Europe.

La France doit-elle se contenter de subir en vassal ?

La décision sur les lignes directrices doit être confirmée après délibération de la Commission. Mais la définition de ce régime, ainsi que la décision à prendre ne dépendent… plus que d’elle. Les gouvernements des Etats-membres n’ayant plus leur mot à dire !

Devant cette volonté de la Commission européenne de saborder le nucléaire sous la pression allemande, il est urgent que la France réagisse. Elle pourrait profiter de sa présidence de l’UE depuis le 01 janvier 2022 pour renforcer la coalition des dix pays européens défendant le nucléaire (Bulgarie, Croatie, Finlande, France, Hongrie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et République tchèque) à laquelle pourrait s’ajouter les Pays-Bas dont le gouvernement cherche à ouvrir de nouveau l’option nucléaire.

Ce retour de la France dans l’Europe de l’énergie pourrait compenser partiellement la passivité et la cécité de sa haute fonction publique à anticiper l’enjeu de la réforme du régime des aides d’État pour faciliter la poursuite des investissements nucléaires en France et en Europe.

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