Combustible nucléaire au thorium : avenir ou délire ?

Par Dominique Grenêche et Michel Gay

en 3 parties :

  • Quel est l’intérêt du thorium ?
  • Atouts du thorium et aval du cycle
  • Non-prolifération et économie

Première partie

Quel est l’intérêt du thorium ?

Le thorium fut considéré dès le début du développement de l’énergie nucléaire comme un combustible potentiel pouvant éventuellement compléter, voire même se substituer, à l’uranium dont on craignait à l’origine la rareté.

Cependant, le thorium-232 naturel existant sur terre (Th-232), malgré ses qualités, ne peut pas constituer une véritable alternative à l’uranium comme combustible nucléaire car, contrairement à celui-ci, il ne possède pas naturellement d’isotope « fissile » par des neutrons lents. Il permet simplement d’en générer un, l’uranium 233 (U-233) dans un réacteur nucléaire.

Mais cet élément artificiel ainsi créé est en revanche un excellent isotope fissile pour les réacteurs « à neutrons lents » appelés aussi « thermiques ». Il est même meilleur que ceux utilisés aujourd’hui, l’uranium 235 (U-235) et le plutonium 239 (Pu-239), d’où l’intérêt potentiel du Th-232 en tant que noyau « fertile », c’est-à-dire capable d’être « fertilisé » par un neutron pour donner un noyau « fissile » comme les deux précédents (U-235 et Pu-239).

C’est la raison pour laquelle, le cycle au thorium a toujours fait l’objet d’études à travers le monde.

Toutefois, l’utilisation du thorium en réacteur présente des défis technologiques importants qu’il faudrait surmonter pour une mise en œuvre industrielle du cycle du combustible nucléaire au thorium.

Motivations pour l’utilisation du thorium

Tous les réacteurs nucléaires de puissance qui produisent de l’électricité dans le monde aujourd’hui utilisent l’U-235 comme élément fissile de base dans leur combustible, mélangé éventuellement à du plutonium recyclé dans des combustibles baptisés « MOX ». Et donc aucun ne fonctionne avec du thorium.

En effet, l’U-235 est le seul isotope facilement fissile existant à l’état naturel.

De plus, l’uranium introduit dans ces réacteurs (souvent sous forme enrichie en uranium 235) contient majoritairement de l’uranium 238 qui se transforme partiellement en plutonium par capture de neutrons au cours de l’irradiation dans le cœur des réacteurs. Ce plutonium contient des isotopes également fissiles (plutonium 239 et plutonium 241) qui vont donc à leur tour pouvoir fissionner « in situ » au même titre que l’uranium 235, et ainsi produire de l’énergie. Ce processus permet de produire environ 40 % de la totalité de l’énergie nucléaire avec les réacteurs de la génération actuelle.

Une fois le combustible épuisé, il reste une partie du plutonium créé qui n’a pas pu être « brûlée » dans le réacteur. Il est alors possible de le réutiliser via un « recyclage » permettant de fabriquer des combustibles « MOX ». Un tel recyclage du plutonium, lorsqu’il est pratiqué sur la totalité du combustible usé (comme c’est le cas en France), permet de récupérer un supplément d’environ 12 % d’énergie par rapport au non recyclage.

 Contrairement à l’uranium naturel, le thorium naturel ne possède qu’un seul isotope, le thorium 232 (Th-232), qui n’est pas fissile par des neutrons lents (aussi appelés « thermiques »). Tous les autres isotopes du thorium créés artificiellement ne le sont pas non plus (ou très peu) et, quand ils le sont, ils ont une période radioactive très courte.

C’est cependant un isotope fertile car, lorsqu’il absorbe un neutron, il génère un isotope fissile : l’uranium 233 (U-233), via les réactions nucléaires suivantes :

Creation uranium 233

Or, l’U-233 est le meilleur des isotopes fissiles qui existent pour des neutrons lents (ou thermiques), et c’est là l’intérêt majeur du cycle au thorium.

En revanche, une réaction en chaîne ne peut évidemment pas être entretenue avec uniquement du Th-232 (contrairement à l’uranium naturel qui contient 0,71 % d’U-235 fissile). Il faut donc lui adjoindre une matière fissile (U-235, plutonium, ou U-233).

Dans ce cas seulement, le thorium introduit en réacteur avec cette matière fissile peut générer de l’U-233, qui, peut « brûler » (fissionner) in situ ou bien être recyclé comme le plutonium.

C’est le cycle au thorium qui n’est donc pas une alternative au cycle classique à l’uranium, mais un éventuel complément, tout au moins à échéance prévisible.

En effet, il faut d’abord que des quantités suffisantes de matières fissiles soient disponibles (U-235 et/ou Pu-239) pour que ce processus de génération d’U-233 à partir du thorium puisse être d’abord initié puis développé à grande échelle. Sous réserve bien entendu de recycler l’U-233 résiduel contenu dans les combustibles usés (comme cela est fait en France pour le plutonium dans le cycle uranium).

Le processus peut être cependant accéléré avec des réacteurs dits « surgénérateurs » (ce qui est techniquement possible) dans lesquels plus de matière fissile (U-233) est produite que celle consommée au cours d’un cycle d’irradiation dans le réacteur.

C’est seulement à cette condition qu’une substitution quasi totale du cycle à uranium par le cycle au thorium pourrait être imaginé à très longue échéance (au moins un siècle).

La mise en œuvre d’un cycle au thorium conduirait donc d’abord à une réduction des consommations d’uranium naturel (plus ou moins élevées selon les scénarios de développement envisagés et les technologies de réacteurs mises en œuvre).

Uranium 233 (U-233)

 Pour des fissions induites par des neutrons thermiques, l’U-233 émet en moyenne plus de neutrons que l’uranium-235 ou le plutonium-239.

En effet, le nombre moyen de neutrons de fission émis par l’absorption d’un neutron thermique est de 2,27 pour l’U-233 dans un réacteur à eau pressurisée (REP) standard par rapport à 2,07 pour l’U-235 et 2,11 pour le Pu-239.

C’est là un des principaux avantages du cycle du thorium qui fait de l’U-233 le meilleur isotope fissile dans la gamme des neutrons lents parmi tous les isotopes fissiles existants.

 Avec une telle valeur (2,27), il est théoriquement possible d’atteindre la surgénération dans les réacteurs thermiques actuels à l’aide d’un cycle au thorium / U-233.

 En effet, sur le nombre de neutrons émis en moyenne pour un neutron absorbé dans le noyau fissile, l’un d’eux doit nécessairement pouvoir être absorbé dans un autre noyau fissile afin d’entretenir la réaction en chaîne.

 Il reste donc un « un peu plus » d’un neutron disponible pouvant éventuellement être absorbés dans un noyau fertile et pouvant ainsi fabriquer in situ un nouveau noyau fissile. La surgénération, c’est-à-dire la fabrication d’un excédent de noyaux fissiles par rapport à ceux qui sont consommés, n’est donc possible que s’il reste encore au moins un neutron disponible pour cela.

Or, dans les cœurs de réacteurs nucléaires, des neutrons sont inévitablement perdus dans des captures stériles diverses ou des fuites. Il faut donc « un peu plus » d’un neutron disponible.

Pour des neutrons lents (réacteurs actuels), la marge n’est pas suffisante pour l’U-235 (2,07) et pour le Pu-239 (2,11), alors qu’elle est plus confortable pour l’U-233 (2,27).

Il faut noter que la situation est différente pour des réacteurs à neutrons rapides (RNR) où le plutonium se révèle le plus apte à permettre la surgénération avec un nombre de neutrons émis de 2,33 (ce qui explique d’ailleurs que le plutonium est le combustible de choix pour les réacteurs à neutrons rapides).

L’intérêt majeur de pouvoir réaliser la surgénération dans des réacteurs à neutrons lents grâce au thorium réside dans le fait que ces réacteurs ont besoin de beaucoup moins de matière fissile que celle nécessaire pour les réacteurs à neutrons rapides.

 Pour générer l’U-233 par absorption de neutrons sur le Th-232, il faut entretenir la réaction en chaîne avec des matières fissiles telles que l’U-235 ou le Pu-239. Ce n’est qu’après avoir déchargé le combustible usé du réacteur que l’U-233 résiduel formé dans le réacteur à partir du Th-232 peut être récupéré pour un recyclage, une partie ayant tout de même pu être « fissionnée » in situ (on dit parfois « brûlée », par abus de langage), à la manière du plutonium pour le cycle uranium.

Cette opération dite de « traitement-recyclage » (analogue à celle qui peut être mise en œuvre pour le cycle uranium-plutonium) permet en outre de récupérer et de recycler le thorium dont la consommation en réacteur a été faible (on récupère la plus grande partie du thorium introduit au départ dans le combustible neuf).

 Nota : le mot « traitement » du combustible est utilisé à la place du mot « retraitement » encore souvent usité. C’est en effet plus logique car le terme de retraitement (qui provient de la traduction directe du mot anglais « reprocessing ») laisse entendre qu’il s’agit d’un nouveau traitement du combustible usé, ce qui n’est évidemment pas le cas.

 Cette opération de recyclage de l’U-233 soulève toutefois des problèmes techniques délicats liés à la présence inévitable d’uranium-232 (U-232) mélangée à l’U-233.

En effet, l’U-232 est un isotope radioactif de période radioactive égale à 72 ans dont certains descendants sont des émetteurs de rayonnement gamma particulièrement puissants (et donc nocifs).

 Dans certains cas, il peut exister de faibles quantités de Th-230 (encore appelé Ionium) mélangées au thorium (par exemple si le thorium était mélangé à de l’uranium naturel dans le minerai puisque le Th-230 est un descendant de l’U-238).

Le Th-230 produit alors du Th-231 par capture neutronique, puis de l’U-232.

 La chaîne de décroissance de l’U-232 ainsi formée comprend des émetteurs gamma très énergétiques et très pénétrants tels que le bismuth 212 et surtout le thallium 208 (TI-208).

. Cette proportion d’U-232 dans l’uranium recyclé varie beaucoup selon les conditions d’irradiation mais elle est suffisante pour entraver sérieusement les manipulations de cet uranium lors des opérations de recyclage.

Ainsi, la présence d’U-232 exige que la fabrication de combustibles à base d’U-233 soit réalisée à distance derrière des blindages capables d’arrêter ces rayonnements pénétrants, ce qui peut entraîner des coûts supplémentaires importants.

Toutefois, si l’uranium est purifié chimiquement de manière à ce que ses produits de décroissance radioactive soient éliminés, et s’il est alors rapidement manipulé pour fabriquer du combustible, les opérations nécessaires à cette fabrication peuvent être réalisées dans de simples boîtes à gants légèrement blindées sans exposition excessive des travailleurs.

 Pour ce qui concerne les questions liées à la criticité, il importe de noter que les caractéristiques nucléaires de l’U-233 sont sensiblement différentes de celles du plutonium de qualité militaire (« Weapon grade Plutonium », ou WgPu) ou de l’uranium hautement enrichi (UHE).

La masse critique minimale de l’U-233 dans une solution aqueuse de fluorure homogène est plus faible (0,54 kg) que celle de l’UHE ou du WgPu.

Ainsi, des installations conçues pour le WgPu ou pour l’UHE pourraient ne pas être appropriées pour le stockage ou le traitement de l’U-233 sauf à prévoir des dispositions spécifiques plus restrictives.

Il est donc probable que la fabrication et le traitement de combustible à base d’U-233/thorium devrait être réalisée dans une installation spécialisée dont la sûreté-criticité serait conçue en tenant compte des spécificités de l’U-233 à cet égard.

Les mêmes processus chimiques utilisés pour l’uranium naturel, appauvri ou enrichi sont applicables à l’U-233.

Toutefois, en raison de sa durée de vie relativement courte, l’isotope U-233 présente une radioactivité spécifique nettement plus élevée que les isotopes naturels de l’uranium (par exemple, l’U-234, U-235 et U-238).

Ainsi, certaines réactions chimiques radio-induites sont plus rapides dans l’uranium contenant des quantités significatives d’U-233. Cette caractéristique peut devenir importante dans des situations telles que l’entreposage à long terme de matières contenant de grandes quantités d’U-233. Il convient par exemple que les conteneurs de stockage de cette matière ne contiennent pas des substances organiques (plastiques, etc.) ou de l’eau qui, par radiolyse, pourraient se dégrader pour former des concentrations explosives d’hydrogène gazeux (sauf si ces gaz peuvent être évacués en permanence).

Abondance terrestre du thorium

Le thorium naturel est un élément relativement abondant sur terre avec une concentration moyenne de 7,2 ppm dans la croûte terrestre. Cette valeur est nettement plus élevée que pour l’uranium (2,5 à 3 ppm), ce qui résulte de la très longue période radioactive du Th-232 (14,1 milliards d’années) par rapport à 4,5 milliards d’années pour l’U-238.

 Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant que les réserves exploitables de thorium soient deux ou trois fois supérieures à celles de l’uranium.

 En fait, en raison de ses usages jusqu’à présent limités à des applications spécifiques, il n’y a jamais eu de vaste prospection du thorium de sorte que des estimations fiables des réserves mondiales de thorium ne sont pas actuellement disponibles.

Sachant que seulement 60 tonnes d’uranium environ sont fissionnés par an en France pour produire près des trois-quarts de l’électricité du pays, le « livre rouge » de l’AIEA–OCDE sur l’uranium publiée en 2009 affiche une valeur de 3,6 millions de tonnes pour la ressource mondiale totale en thorium. Il s’agit de la somme des ressources dites « identifiées », dont le coût d’extraction serait inférieur à 80 US$/kg, estimées à 2,2 millions de tonnes, et des ressources dites « pronostiquées », sans précision sur le coût d’extraction, estimées à 1,4 million de tonnes.

Les principaux pays détenteurs de ressources en thorium sont l’Inde, l’Australie, les États-Unis, le Canada et, dans une moindre mesure, l’Afrique du Sud.

Toutefois, dans l’inventaire AIEA-OCDE, des pays comme la Norvège (qui étudie le cycle au thorium), l’Égypte, le Venezuela, la Russie et la Chine figurent également en bonne place, avec au moins 100.000 tonnes de ressources.

La plus grande source de thorium est la monazite minérale (phosphate), qui est par ailleurs une ressource primaire de terres rares.

On trouve aussi le thorium dans la thorianite minérale (dioxyde de thorium) et certaines quantités de thorium ont ainsi été récupérées à partir des veines et dépôts de carbonate ignées appelées carbonatites.

 Nota : le thorium est également dissous dans l’eau de mer mais en quantités infinitésimales. Elle est si faible qu’elle est difficile à mesurer. Elle est environ 1 000 fois moindre que celle de l’uranium.

 En résumé, les quantités de thorium qui pourraient être extraites du sol dans des conditions industrielles raisonnables, se chiffrent certainement à plusieurs millions de tonnes et sont probablement au moins du même ordre de grandeur que celles de l’uranium.

Si un cycle fermé du thorium était déployé un jour à une grande échelle industrielle, les réserves de thorium ne sont pas un problème puisque, comme l’U-238, c’est un isotope fertile qui peut être recyclé.

Ainsi, un cycle au thorium déployé avec recyclage de l’U-233 serait en mesure de soutenir le développement de l’énergie nucléaire pour des milliers d’années en mode de surgénération, uniquement avec les réserves de thorium clairement identifiées aujourd’hui, soit de l’ordre de 1 à 2 millions de tonnes.

Par conséquent, le problème n’est pas celui des réserves de thorium disponibles mais celui des quantités de matières fissiles nécessaires pour initier et maintenir un cycle avec le thorium.

Le problème est exactement le même avec l’U-238 au regard de la disponibilité de plutonium ou d’uranium 235.

Deuxième partie

Atouts du thorium et aval du cycle

Les atouts du thorium

Les atouts en faveur du cycle thorium sont notamment :

– la faible production de plutonium et d’actinides mineurs dans les combustibles à base de thorium,

– la capacité à « brûler » des excédents de plutonium dans les réacteurs thermiques via la mise en œuvre d’un cycle thorium–plutonium. De tels concepts peuvent être imaginés également dans des réacteurs innovants tels que les réacteurs à sels fondus (RSF), des systèmes pilotés par accélérateur (réacteurs appelés « hybrides »,

– la transmutation d’actinides mineurs,

– la possibilité de surgénération (facteur de conversion supérieur à un) avec un cycle du thorium utilisé dans certains réacteurs thermiques tels que le RSF qui est l’un des concepts retenus pour la quatrième génération de réacteurs.

Il y a actuellement un intérêt pour le thorium au sein de plusieurs institutions universitaires de recherche et développement, mais aussi de la part de certains industriels concepteurs de réacteurs et/ou vendeurs de combustible.

Au Japon, le réacteur HTTR pourrait être utilisé dans le futur avec du thorium (ainsi que HTR-10 en Chine).

 En outre, l’Inde envisage toujours le thorium comme combustible industriel pour une utilisation dans un avenir pas trop lointain.

 État actuel du développement du cycle au thorium

 Des études sur le cycle au thorium se poursuivent encore aujourd’hui dans plusieurs pays comme les États-Unis, la Russie, la Chine, le Canada, la Suède, la Norvège, le Japon, la France, et surtout l’Inde. L’Union européenne est également active sur le sujet, mais à un niveau modeste.

De plus, l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) publie régulièrement des documents de synthèse sur ce sujet. L’agence pour l’Énergie nucléaire de l’OCDE s’intéresse également périodiquement au sujet, via la constitution de groupes de travail et la publication de rapports de synthèse.

En fait, un bon nombre de ces travaux sont réalisés dans le cadre plus large des recherches sur les réacteurs à sels fondus. C’est notamment le cas en France où le CNRS effectue des recherches dans le cadre de programmes européens (EURATOM) et en collaboration avec plusieurs pays (États-Unis, Japon, Corée, Canada, Russie).

Néanmoins, la plupart de ces programmes se limitent essentiellement à des travaux académiques qui font peu appel aux expériences et qui n’engendrent pratiquement aucun développement technologique.

La seule exception est l’Inde qui ne possède pratiquement aucune ressource domestique en uranium (1 % à peine des ressources mondiales d’uranium). Ce pays fait face à des difficultés d’ordre politique pour s’approvisionner sur le marché mondial.

En revanche, le territoire indien regorge de grandes quantités de thorium. C’est pourquoi le pays a décidé depuis longtemps de s’intéresser au développement du cycle au thorium pour pouvoir alimenter en combustible les nombreux réacteurs nucléaires qu’il souhaite exploiter.

Il a bâti pour cela un programme s’articulant autour de trois axes :

1. Déploiement de réacteurs à eau lourde permettant de n’utiliser que de l’uranium naturel (ce qui lui évite de recourir à de l’uranium enrichi qu’il n’a pas la capacité de se procurer en quantités suffisantes) et production de plutonium dans ces réacteurs. Toutefois, depuis quelques années, l’Inde s’équipe de réacteurs à eau pressurisée grâce à son ouverture sur les marchés mondiaux, rendue possible par des accords internationaux récemment signés. Mais ces réacteurs produisent également le plutonium nécessaire à la mise en œuvre de l’étape suivante ;

 2. Démarrage progressif à moyen terme de réacteurs à neutrons rapides utilisant un combustible à base de plutonium et des couvertures chargées en thorium permettant de générer de l’U-233,

 3. Construction de réacteurs à eau lourde d’un type nouveau (AHWR pour Advanced Heavy Water Reactors) consommant de l’U-233 (et au besoin du plutonium) avec du thorium comme matière fertile, et ayant un très haut facteur de conversion.

Mines : extraction et concentration

Le thorium n’a jamais été utilisé de façon massive pour alimenter des réacteurs nucléaires de puissance.

Dans ces conditions, il n’y a jamais eu d’activités minières destinées exclusivement à récupérer du thorium. Celui-ci a été obtenu presqu’uniquement en tant que sous-produit de l’exploitation minière des terres rares ou éventuellement de l’uranium, lorsque ces deux éléments sont présents dans le même gisement. L’expérience acquise dans ce domaine est donc limitée. Elle permet néanmoins d’en tirer les quelques observations suivantes.

 La première source minérale de thorium est un phosphate de terres rares et de thorium, appelé monazite, contenu dans certains sables de plage ou des gisements alluvionnaires. S’il n’y avait pas de besoins en terres rares pour l’industrie, la monazite ne serait probablement pas récupérée pour son contenu thorium. Il existe en effet d’autres minerais de thorium avec des teneurs plus élevées que la monazite, comme la thorite, qui seraient donc plus susceptibles de constituer une ressource exploitable.

Le traitement même des minerais de thorium soulève des problèmes de radioprotection plus difficiles à maîtriser que ceux du traitement de minerais d’uranium. Cela provient surtout de l’un des descendants du thorium 232, le thallium-208 (Tl-208), qui est un puissant émetteur de rayons gamma.

Toutefois, dès que le thorium « pur » a été séparé de ses descendants, ces problèmes ne se posent plus. Par contre, ce thorium « pur » se remet à l’équilibre avec l’ensemble de ses descendants au bout de quelques dizaines d’années, et il redevient donc une matière irradiante qu’il faut manipuler avec précautions.

Il existe d’ores et déjà au plan mondial l’équivalent d’environ 25 000 tonnes de ThO2 contenues dans des résidus d’extraction de terres rares. Un tel stock permettrait d’alimenter en thorium des dizaines de réacteurs de puissance si un cycle au thorium venait à se développer industriellement.

Fabrication des combustibles au thorium

 L’étape de fabrication de combustibles au thorium à une échelle industrielle ne devrait pas rencontrer d’obstacles techniques majeurs en raison du retour d’expérience qui existe sur ce sujet et qui remonte aux années 1960. Des précautions de radioprotection sont à prendre pour la manipulation de thorium en grandes quantités, lorsque celui-ci a été séparé depuis plusieurs années (accumulations de descendants radioactifs).

Par ailleurs, le thorium sous forme de poudres est pyrophorique, et il peut même provoquer des explosions lorsqu’il est sous forme de poussières.

Dans la panoplie des réacteurs à neutrons thermiques « classiques », les HTR sont considérés comme étant parmi les meilleurs candidats, avec les réacteurs à eau lourde, pour accueillir des combustibles au thorium, en raison de leurs taux de conversion relativement élevés qui résultent d’une bonne économie de neutrons.

Les connaissances techniques de base existent pour mettre au point des procédés industriels de fabrication de combustibles à base de thorium, sachant néanmoins que des programmes complémentaires de recherche et développement seraient nécessaires pour qualifier de tels procédés

Les combustibles à base de thorium

Il est théoriquement possible d’atteindre l’isogénération ou même la surgénération de matière fissile (facteur de conversion égal ou supérieur à 1)avec les réacteurs à sels fondus grâce notamment à l’extraction en ligne du Pa-233 et de certains produits de fission capturant des neutrons. C’est une option attractive pour la mise en œuvre d’un cycle au thorium car elle ouvre la voie à un système de réacteurs thermiques surgénérateurs (ayant notamment un inventaire fissile nettement plus faible que des réacteurs à neutrons rapides) dans lequel la matière première énergétique devient pratiquement inépuisable.

En ce qui concerne l’utilisation du thorium dans les réacteurs à neutrons rapides (RNR), plusieurs études ont également été réalisées notamment en Russie pour le réacteur BN-800, mais aussi en France et en Europe. Elles ont démontré la possibilité de parvenir à l’isogénération de matière fissile (ou même à la surgénération) avec un cycle thorium-uranium 233.

Toutefois, les performances atteintes sur ce plan sont moindres que celles obtenues avec un cycle uranium-plutonium. L’utilisation d’un cycle du thorium dans les RNR n’est donc pas attrayante. Certains promoteurs du cycle au thorium y voient cependant quelques avantages comme par exemple le fait d’avoir un « coefficient de vidange sodium » nettement moins positif qu’avec des cœurs uranium-plutonium.

 Globalement, si le thorium devait être massivement utilisé dans des réacteurs à neutrons thermiques et en cycle fermé (c’est-à-dire avec recyclage de l’U-233), les ressources globales en matières fissiles pourraient être multipliés par 2, ou peut-être plus à long terme.

Rappel : si les réacteurs rapides surgénérateurs à uranium-plutonium étaient développés de façon intensive, le potentiel énergétique des ressources en uranium naturel serait multiplié par 100. Dans ce cas, le recours au cycle au thorium en tant que complément à ce système permettrait de multiplier à nouveau ce potentiel énergétique déjà énorme par 2 ou plus, selon les ressources disponibles en thorium.

 Consommation de plutonium avec des combustibles au thorium

L’uranium 233 généré par le thorium est une matière fissile susceptible d’être utilisée également pour fabriquer une bombe atomique, mais moins facilement que le plutonium.

Le thorium peut être associé avec de l’uranium moyennement enrichi (MEU).

Or, ce MEU contient 80 % d’uranium 238 qui génère du plutonium (même si c’est en quantités moindres qu’avec un cycle classique uranium-plutonium).

 Pour ce qui concerne la réduction des quantités de plutonium, parfois appelée « incinération » du plutonium, la solution standard est celle du combustible MOX. C’est d’ailleurs cette option qui a été retenue aux États-Unis pour « incinérer » le plutonium issu du démantèlement d’une partie de leur arsenal d’armes nucléaires.

 Toutefois, il ne s’agit alors que d’une réduction limitée des quantités globales de plutonium puisque le plutonium à « incinérer » est mélangé avec de l’uranium (généralement de l’uranium 238 presque pur sous forme d’uranium « appauvri ») qui produit lui-même du plutonium.

Face à cette problématique, le thorium offre une solution intéressante avec l’utilisation de combustibles thorium/plutonium (MOX au thorium), qui évidemment évitent la production de nouvelles quantités de plutonium.

Traitement

Le traitement de combustibles à base de thorium est techniquement moins simple à réaliser que celui de combustibles à base d’uranium essentiellement à cause de l’étape de dissolution. Le thorium est en effet nettement plus difficile à dissoudre que l’uranium, que ce soit sous forme de métal ou d’oxyde.

Toutefois, une telle opération est faisable.

Historiquement, c’est le laboratoire national d’Oak Ridge, aux États-Unis, qui a développé un procédé appelé Thorex dérivé du procédé Purex utilisé industriellement aujourd’hui pour le traitement des combustibles à base d’uranium. Ce procédé est basé sur l’addition d’acide fluorhydrique dans la solution de dissolution. Cet acide est extrêmement agressif vis-à-vis des matériaux (ions fluorures) et il faut donc rajouter des agents chimiques inhibiteurs pour réduire la corrosion des aciers inoxydables avec lesquels sont fabriqués les équipements du procédé, sachant que l’emploi du fluor (sous forme d’HF) est incompatible avec des appareils en alliages de zirconium (utilisés dans l’usine de traitement française de La Hague).

Outre les complications qui résultent de la mise en œuvre de ce type de procédé, celui-ci génère plus de déchets secondaires que le procédé Purex standard (+ 50 à + 70 %).

 Pour pallier ces inconvénients, des procédés alternatifs au procédé Thorex ont été étudiés dans le passé, mais ces travaux n’ont pas abouti à des résultats probants et ils ont été interrompus prématurément.

 Une autre difficulté provient de la période radioactive relativement longue (27 jours) du Pa-233 qui génère l’U-233. Cette particularité peut aussi engendrer certaines contraintes dans l’aval du cycle.

 Ainsi, il faut attendre au moins un an pour retraiter le combustible après son déchargement du cœur du réacteur pour que tout le Pa-233 ait eu le temps de décroître en U-233.

Toutefois, un tel délai est de toute façon nécessaire pour que la puissance résiduelle décroisse suffisamment afin de faciliter les opérations de manutention et de traitement des combustibles usés.

Le protactinium 231 (Pa-231) constitue en revanche un inconvénient sur le plan de la nocivité potentielle à long terme des déchets radioactifs, car c’est un émetteur alpha de très longue période radioactive (32 760 ans).

Ce problème est comparable à celui qui est soulevé par les actinides mineurs générés dans le cycle uranium classique (essentiellement Np, Am, Cm), en sachant néanmoins que le Pa-231 n’est présent qu’en faible quantité dans les combustibles usés au thorium (moins de 0,01 % de Pa-231 dans un combustible usé au thorium à comparer à 0,15 % environ d’actinides mineurs dans un combustible usé standard uranium).

 Des études ont été menées dans les années 1960 pour mettre au point un procédé d’extraction du protactinium à partir d’une solution nitrique, mais aucune solution simple n’a été trouvée à l’époque pour y parvenir.

 Une fois la dissolution réalisée, l’étape de séparation chimique et de purification des matières pour un cycle au thorium ne devrait pas être fondamentalement différente de celle d’un cycle uranium-plutonium. Seule la gestion d’un élément supplémentaire, le thorium, pourrait éventuellement rajouter quelques difficultés sans pour autant rendre les procédés trop complexes.

La mise au point de procédés de traitement des combustibles à base de thorium qui soient industriellement viables nécessiterait encore des efforts de recherche et de développement importants. De tels efforts ont été déployés dans le passé pour améliorer les procédés de traitement des combustibles à l’uranium et cela a permis de faire des progrès considérables dans l’efficacité et les performances de ces procédés, y compris sur le plan de la gestion des déchets générés dans ces opérations.

Recyclage de l’U-233

La présence inévitable d’U-232 mélangé à l’U-233, dont certains descendants comme le Tl-208 sont de puissants émetteurs de rayons gamma (à lui seul, le Tl-208 contribue pour 85 % à la dose totale de radiations émise au bout de 2 ans par les descendants de l’U-232), oblige à manipuler l’U-233 à distance derrière des blindages au bout de quelques mois, ce qui complique beaucoup les procédés de fabrication de combustibles à l’U-233.

Bien que ce soit réalisable, cela conduit à des surcoûts significatifs de fabrication (et de manipulation) de combustibles à l’U-233.

 Une des parades possibles pour réduire cette contrainte serait de fabriquer ces combustibles le plus tôt possible après la séparation de l’U-233 en fin de traitement.

En effet, le Tl-208 issu de l’U-232 ne s’accumule que relativement lentement puisqu’il faut plusieurs semaines pour qu’il atteigne une concentration significative, ce qui laisse quelques jours pour manipuler l’U-233 avec des protections légères.

Mais une telle option apparaît à la fois difficilement praticable et trop risquée pour qu’elle puisse être mise en œuvre à une échelle industrielle.

 Une autre voie possible pour éviter ces difficultés serait de séparer l’U-232 de l’U-233. Cette option fait l’objet d’études en Inde sur la base d’un procédé de séparation isotopique par laser.

 Une dernière possibilité enfin est de réduire la formation d’U-232 en réacteur, ce qui est envisageable moyennant un certain nombre d’adaptations spécifiques selon les types de réacteurs.

C’est par exemple le cas de la production d’U-233 dans des « couvertures » en thorium de réacteurs à neutrons rapides, tel qu’envisagé en Inde.

En effet, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du cœur actif en pénétrant dans les couvertures, le nombre de neutrons « rapides » diminue réduisant ainsi la principale voie de formation d’U-232.

Entreposage et stockage des déchets

Concernant l’entreposage intermédiaire, les combustibles usés au thorium (presque toujours sous forme de ThO2) présentent des caractéristiques moins contraignantes que celle des combustibles à l’uranium en raison du caractère chimiquement plus inerte de l’oxyde de thorium par rapport à l’oxyde d’uranium (la quasi-totalité des combustibles à l’uranium sont également sous forme d’oxyde).

Concernant le stockage définitif des combustibles usés en milieu géologique (si une telle option est choisie), on retrouve les mêmes avantages liés à la meilleure stabilité chimique du ThO2 par rapport à l’UO2.

Mais le cycle au thorium présente un réel avantage par rapport au cycle à uranium dans l’inventaire radioactif global des déchets ultimes.

De ce point de vue, il convient de distinguer les deux grandes composantes de ces déchets que sont, d’une part, les produits de fission et, d’autre part, les actinides mineurs.

 Pour une quantité d’énergie « thermique » donnée (celle qui est produite dans le cœur des réacteurs), la quantité de produits de fission est la même dans les deux cas.

 Seul le spectre de ces produits de fission (c’est-à-dire la proportion relative de chacun des isotopes radioactifs) peut être différent selon l’origine des fissions (U-235, Pu-239, Pu-241, U-233).

En conséquence, l’évolution dans le temps de l’inventaire radioactif global de ces produits est différente entre les deux cycles, mais cela n’a pas grande importance dans la mesure où, de toute façon, la quasi-totalité de la radioactivité de ces produits de fission a pratiquement disparu au bout de quelques siècles.

L’énergie totale nette libérée par une fission d’U-233 est légèrement inférieur (200,1 MeV) à celle libérée par une fission de Pu-239 (211,5 MeV).

En conséquence, le rapport « masse des produits de fission » / « énergie nette de fission libérée » est légèrement en défaveur de l’U-233 par rapport au Pu-239, avec un écart de 3 %.

 La différence réelle entre les deux cycles de combustible provient en fait des quantités « d’actinides mineurs » générés dans chaque cas.

En effet, dans le cas d’un cycle à l’uranium, sont produites des quantités non négligeables de trois éléments transuraniens à vie longue que sont le neptunium (Np-237, avec période radioactive de 2 140 000 ans), l’américium (Am-241, avec une période radioactive de 432 ans, et l’Am-243, avec une période radioactive de 7 380 ans) et le curium (le Cm-245, avec une période radioactive de 8 530 ans).

Or, ces éléments sont des émetteurs de rayonnement alpha particulièrement radiotoxiques et contribuent à la presque totalité de l’inventaire radiotoxique global (IRG) des déchets radioactifs au-delà de quelques centaines d’années (hors plutonium supposé séparé et recyclé en réacteur). Ils sont en revanche peu solubles dans l’eau et peu mobiles dans le stockage (sous réserve que celui-ci se fasse en conditions réductrices), ce qui exclut la possibilité qu’ils puissent migrer un jour vers la biosphère, tout au moins à une échéance où ils pourraient présenter encore une certaine nocivité radioactive.

L’uranium 233 ne produit pratiquement pas de ces actinides mineurs.

En effet, l’américium et le curium proviennent essentiellement du plutonium (via diverses décroissances radioactives), tandis que le Np-237 provient surtout de l’U-235.

En revanche, un combustible Th/U-233 produit d’autres radionucléides à vie longue (hors isotopes du thorium et de l’uranium, supposés recyclés). Le principal est le protactinium 231 (Pa-231) de période de 32 760 ans qui participe donc à l’IRG à long terme de façon notable.

Néanmoins, dans un cycle à base de thorium se retrouvent quelques-uns des actinides mineurs du cycle uranium-plutonium tels que le Pu-238 (période de 88 ans) et le Np-237 déjà cité (période de 2 144 000 ans) mais en quantités très faibles.

Ainsi, dans un combustible usé au Th/U-233, irradié à 60 GWj/t, on trouve environ 30 fois moins de Np-237 que dans un combustible usé à l’uranium-plutonium ayant le même taux d’irradiation. Ce rapport est de 60 pour le Pu-238.

 En fait, il existe diverses façons de déployer un cycle au thorium en utilisant différentes matières fissiles (uranium moyennement enrichi, plutonium, U-233) dans différents types de réacteurs (eau légère, eau lourde, neutrons rapides, sels fondus, etc.) ce qui rend les comparaisons difficiles en termes d’IRG pour chacun des scénarios.

Toutefois, les cycles à base de thorium conduisent à des inventaires radiologiques bien inférieurs à ceux des cycles à uranium.

Lorsque les actinides mineurs ne sont pas recyclés (seules les matières fissiles et fertiles le sont), l’IRG des déchets ultimes du cycle au thorium est réduit d’un facteur 10 par rapport au cycle uranium-plutonium au-delà de quelques centaines d’année, et jusqu’à 2 ou 3 dizaines de milliers d’années.

Au-delà de cette période, l’IRG du cycle au thorium dépasse celui du cycle uranium-plutonium, mais à ce stade, l’IRG est du même ordre de grandeur que celui de l’uranium naturel qui a servi à fabriquer le combustible.

Dans le cas théorique du recyclage de tous les actinides mineurs, et en supposant 1 % de pertes lors des opérations de traitement et de séparation des actinides, l’IRG est réduite d’un facteur 5 à 20 selon les scénarios, en faveur du cycle au thorium et jusqu’à quelques dizaines de milliers d’années.

Au-delà l’IRG du cycle au thorium devient supérieur à celui du cycle uranium-plutonium (essentiellement à cause du Pa-231), mais cette fois, le niveau global de l’IRG est redescendu bien en dessous de celui de l’uranium naturel.

Troisième partie

Non-prolifération et économie

Non-prolifération

Les masses critiques de l’U-233 et du plutonium sont relativement proches, alors que celle de l’U-235 est comparativement nettement plus élevée. En fonction de la conception, il faut entre 5 et 15 kg d’U-233 pour fabriquer une bombe atomique, ce qui n’est pas très différent de la masse nécessaire avec du plutonium.

Mais la différence la plus importante entre l’uranium (que ce soit l’U-233 ou bien l’U-235) et le plutonium provient de l’émission neutronique, essentiellement due à l’isotope Pu-240 pour le plutonium.

Cela explique que l’émission spontanée de neutrons soit beaucoup plus importante pour un plutonium de type REP que pour un plutonium de qualité « militaire » (temps d’irradiation très court). Un tel phénomène n’existe pas pour l’U-233 qui est mélangé essentiellement avec de l’U-234 (en proportion dépendant de son origine) qui est un isotope non émetteur de neutrons spontanés.

Il est possible de fabriquer une bombe atomique avec de l’U-233, même si cet uranium contient une certaine proportion d’U-234 (de 10 à 20 % pour des réacteurs classiques). D’ailleurs, il est établi aujourd’hui qu’au moins un pays, les États-Unis, a testé des bombes atomiques fabriquées avec de l’U-233, notamment lors d’un essai baptisé « Teapot » en 1957.

 Reste un obstacle délicat à franchir qui est celui de l’irradiation issue de la présence d’U-232 dans l’U-233 lors de la fabrication de combustibles à l’U-233.

A une distance de 0,5 m, un opérateur sans protection manipulant une sphère de 5 kg d’U-233 séparé depuis 1 an et contenant 100 ppm d’U-232 recevrait une dose de 13 mSv/h, ce qui limiterait son intervention à quelques heures pour rester dans les limites légales de dose tolérée annuellement pour les travailleurs du nucléaire (50 mSv/an en France).

Or, dans des conditions classiques d’utilisation du thorium en réacteur thermique, les concentrations en U-232 dans l’U-233 récupéré à partir des combustibles usés sont de l’ordre de quelques centaines de ppm.

 Cela étant, plusieurs moyens existent pour pallier ces difficultés.

 Le premier est simplement de tolérer des expositions radiologiques supérieures aux limites maximales fixées par les normes de radioprotection en vigueur pour les travailleurs du nucléaire, ce que l’on ne peut pas exclure pour certaines situations extrêmes pouvant conduire à s’affranchir du cadre réglementaire traditionnel.

Le deuxième moyen est de procéder rapidement à la fabrication de la bombe après la séparation de l’U-233, provisoirement débarrassé des descendants de l’U-232 fortement radioactifs. Toutefois cela paraît difficilement praticable étant donné la croissance assez rapide des émissions radioactives de ces descendants, qui se fait au rythme linéaire d’environ + 1 mSv/h par mois écoulé dans l’exemple précédent.

Le troisième moyen est de travailler derrière des protections radiologiques suffisantes, en utilisant des dispositifs d’intervention à distance (type cellules blindées).

Techniquement, c’est envisageable au prix de développements technologiques accompagnés des moyens financiers correspondants. Mais dans ce cas, cela ne supprime pas les inconvénients qui résultent des radiations émises par l’engin lui-même une fois fabriqué et qui peuvent notamment nécessiter la mise en place de blindages autour de cet engin.

Le quatrième moyen est de réduire à la source la proportion d’U-232 dans l’U-233 produit en réacteur. Il existe plusieurs possibilités dont celle de produire dans des couvertures de réacteurs à neutrons rapides de l’U-233 ayant moins d’une dizaine de ppm d’U-232, soit entre 10 et 100 fois moins que dans une production « classique » en réacteur thermique (mais évidemment en quantités moindres).

Les États-Unis ont pu produire dans les années 1950 et 1960 environ 130 kg d’U-233 ayant une proportion de 40 à 50 ppm d’U-232 et même 400 kg d’U-233 ayant une proportion de seulement 5 à 7 ppm d’U-232.

Pour les contrôles exercés par l’Agence internationale de l’Énergie atomique (AIEA) destinés à prévenir tout usage illicite d’U-233, les rayonnements émis par les descendants de l’U-232 deviennent un atout dans la mesure où ils favorisent la détection d’U-233 qui serait détourné pour des usages non civils.

L’évaluation globale du degré de résistance à la prolifération d’un cycle au thorium par rapport à un cycle uranium est donc une question à multiples facettes qui nécessite une analyse approfondie pour éviter des conclusions hâtives et parfois simplistes que l’on peut trouver dans la littérature.

Le cycle au thorium apparaît aussi résistant à la prolifération que les cycles à uranium, avec un degré de résistance parfois supérieur.

Économie

 Le cycle au thorium n’ayant pas encore été déployé à une échelle industrielle, il n’existe pas de données précises sur les coûts associés aux différentes étapes de ce cycle.

Les seuls éléments à ce sujet proviennent d’estimations anciennes basées sur l’expérience limitée acquise lors de la fabrication de combustible au thorium pour les différents réacteurs. Il est néanmoins possible d’en tirer quelques tendances générales, notamment si l’on raisonne en relatif par rapport au cycle classique uranium-plutonium.

 Pour bien mesurer les effets économiques des éventuelles différences entre les deux cycles, il importe d’avoir en tête la part minoritaire que représente le coût du cycle du combustible dans son ensemble (y compris le coût de la gestion des déchets ultimes) dans le coût global final de l’électricité d’origine nucléaire.

Mais les estimations trouvées dans la littérature sur ce sujet sont disparates.

L’OCDE, dans son édition 2010 des coûts prévisionnels de l’électricité, affiche une valeur moyenne de 16 % pour les 11 pays de l’OCDE considérés dans son étude (comprenant la France qui se situe justement dans cette moyenne), et un taux d’actualisation de 5 % (cette part tombe à 9,5 % pour un taux d’actualisation de 10 %).

En ordre de grandeur, le coût du cycle du combustible aujourd’hui est en moyenne de l’ordre de 15 % à 20 % du coût de production de l’électricité.

Pour comparer les deux cycles sur le plan économique, il faut connaître la part relative des coûts associés à chacune des étapes du cycle.

On peut retenir les chiffres suivants publiés dans le rapport « DIGEC » de 1997 :

– uranium :24,6 % ;

– conversion de l’uranium :3,3 % ;

– enrichissement de l’uranium : 21,3 % ;

– fabrication du combustible :16,4 % ;

– entreposage et traitement des combustibles usés :26,2 % ;

– stockage définitif des déchets :8,2 %.

 Pour ce qui concerne la matière première, la comparaison de l’uranium avec le thorium ne peut pas se fonder sur des prix de marché puisque celui-ci n’existe pratiquement pas pour le thorium.

En fait, il existe déjà un stock d’environ 25 000 tonnes de thorium dans le monde (dont 8500 tonnes en France recensées fin 2021 par l’ANDRA en 2023) ce qui permettrait d’alimenter durablement plusieurs dizaines de réacteurs nucléaires de puissance avant d’avoir à extraire de nouvelles ressources. Ces stocks seraient probablement négociés à bas prix car ils constituent aujourd’hui plutôt une charge d’entreposage pour les industriels ou les organismes qui les possèdent.

Au-delà de l’épuisement de ces stocks de thorium, il faudrait faire appel à de nouvelles ressources, mais comme le thorium serait alors extrait conjointement avec d’autres matières commercialisables (comme les terres rares par exemple), son prix serait probablement nettement inférieur à celui de l’uranium, d’autant que les gisements exploitables se situent la plupart du temps à ciel ouvert, ce qui facilite la récupération des minerais.

L’étape d’enrichissement n’est pas utile pour un cycle au thorium, sauf si la matière fissile utilisée au départ dans ce cycle est de l’uranium moyennement enrichi (UME à 20 %), ce qui n’est pas la meilleure option. Dans un tel cas, il faudrait alimenter ce cycle par des quantités nettement plus grandes d’uranium naturel et d’unités de travail de séparation (UTS) par rapport au cycle standard à uranium pour une même production d’énergie.

Pour les autres cycles utilisant de la matière recyclée (plutonium ou U-233), le coût de ces matières dépend évidemment de celui de l’aval du cycle.

 Pour ce qui concerne la fabrication du combustible, il convient de distinguer le type de matière fissile associé au thorium :

 S’il s’agit d’uranium moyennement enrichi, le fait d’avoir à gérer deux matières différentes (thorium et UME à 20 %) devrait engendrer des surcoûts par rapport à la fabrication de combustible standard à l’uranium enrichi. C’est notamment le cas pour des combustibles de réacteurs à haute température où la matière fertile (le thorium) est conditionnée dans des particules enrobées de nature différente de celles des particules contenant l’UME.

 Si c’est du plutonium, les procédés et la technologie ne devraient pas être très éloignés de ceux qui sont mis en œuvre aujourd’hui pour la fabrication du combustible MOX, et les coûts devraient donc être proches l’un de l’autre.

 Enfin, si la matière fissile est de l’U-233, la présence de descendants très irradiants de l’U-232 nécessiterait d’opérer à distance derrière des protections radiologiques. Cela engendrerait certainement des surcoûts importants puisqu’il n’existe aucune étude sur ce sujet (et encore moins d’expérience à une échelle significative). La seule hypothèse avancée ici repose sur le rapport généralement de 3 à 5 entre le coût de fabrication des combustibles MOX (opérations qui s’effectuent pour la plupart de façon semi-automatique dans des boîtes à gants) et celui des combustibles standards à l’uranium. Ce rapport donne donc une idée du surcoût de fabrication de combustibles Th/U-233 par rapport à un combustible standard à l’uranium.

 L’étape de traitement des combustibles au thorium (quelle que soit la matière fissile utilisée initialement) peut être comparée à celle des combustibles à uranium, sauf pour la partie chimique du procédé qui soulève des difficultés supplémentaires, notamment au niveau de la dissolution des matières.

Ici encore, il n’est pas possible de donner des chiffres concernant les surcoûts qui peuvent résulter de ces complications de procédé mais cette partie chimique ne représente que moins de la moitié du coût global du traitement.

En effet, le reste des installations d’une usine de traitement ne devrait pas présenter de grosses différences entre les deux types de combustible à retraiter, que ce soit avant la dissolution (réception des conteneurs de combustibles usés, déchargement, entreposage en piscine, démantèlement) ou en aval (traitement et conditionnement des matières valorisables une fois séparées chimiquement, stockage des produits de fission, vitrification des déchets conditionnement des autres déchets.

 La dernière étape de l’aval du cycle est le stockage définitif des déchets de moyenne et haute activité à vie longue, pour lequel la solution adoptée de façon quasi universelle est celle d’un stockage en formation géologique profonde.

Il n’y a aucune raison qu’il y ait des différences notables entre les cycles thorium et uranium à ce stade final, d’autant plus que l’on suppose ici que seuls sont stockés les déchets ultimes issus du traitement, après séparation et de toutes les matières valorisables.

Conclusion

Le thorium offre des perspectives intéressantes, notamment, s’il en était besoin, en termes d’économie d’uranium (si l’U-233 est recyclé) mais aussi pour réduire l’inventaire radiotoxique total des déchets ultimes.

Les combustibles au thorium présentent par ailleurs des caractéristiques attrayantes en termes de tenue sous irradiation et de comportement neutronique en réacteur.

Toutefois, malgré l’existence d’exemples concrets d’utilisation du thorium en réacteur dans le passé, l’expérience industrielle sur ce cycle reste aujourd’hui limitée. Elle est même pratiquement inexistante sur l’aval du cycle (traitement et recyclage).

 Les connaissances de base apparaissent acquises en grande partie, mais le déploiement de ce cycle à une échelle industrielle nécessiterait encore beaucoup de recherche et développement, en particulier dans le domaine du traitement et de la fabrication de combustible à base d’U-233, ainsi que de lourds investissements industriels.

Ce cycle au thorium nécessiterait aussi de reconstruire une grande partie des procédures et des multiples réglementations ou normes du monstrueux référentiel de sûreté nucléaire laborieusement établi depuis plus de 50 ans.

Il est peu probable que, au moins au cours de ce siècle, les conditions soient réunies en Europe et en France pour justifier l’engagement de tels efforts !

Toutefois, à échéance de quelques dizaines d’années, l’apparition éventuelles de nouvelles contraintes pourrait modifier le contexte actuel et conduire dans un avenir lointain à un déploiement industriel de cycles de combustible à base de thorium.

 Un des éléments moteurs de ce scénario pourrait être la possibilité offerte par ces cycles d’atteindre l’isogénération en matière fissile dans certains types de réacteurs thermiques. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les recherches menées en France sur le cycle au thorium, notamment au CNRS dans le cadre de ses travaux sur les réacteurs à sels fondus (RSF).

Sur le plan international, l’Inde continue d’afficher clairement sa stratégie de développement de son parc nucléaire futur incluant un recours important au cycle thorium dans des réacteurs « classiques », et cela malgré les ouvertures lui permettant un accès plus facile à des importations d’uranium.

La Chine s’est également lancée récemment dans un programme de recherche sur ce sujet, en liaison avec ses travaux en cours sur les RSF.

Il en est de même au Japon, qui a toujours mené des recherches sur le thorium.

Certains pays poursuivent des recherches dans le cadre d’initiatives privées parmi lesquelles « Thor Energy » en Norvège, « Thorium Power » aux États-Unis (qui réalise des études en liaison étroite avec des instituts russes sur ce sujet) ou encore la Weinberg Foundation en Angleterre.

En conclusion, plusieurs institutions étatiques et des organismes à caractère industriel travaillent sur le cycle au thorium qui, loin d’être un délire notamment pour l’Inde ou la Chine, mérite la poursuite d’un minimum de recherches et de réflexions en France et dans le monde pour ne pas injurier l’avenir, même s’il est lointain.

Annexe

Élément thorium (symbole Th)

Le thorium fut identifié pour la première fois en 1828 par le chimiste suédois Jöns Jacob Berzelius

Cet isotope est radioactif mais, il a une période radioactive extrêmement longue de 14,1 milliards d’années (émetteur alpha), ce qui le rend pratiquement stable, d’où sa présence sur la terre encore aujourd’hui.

Tous les autres isotopes connus (on en a identifié une bonne trentaine) ont une période radioactive inférieure à 100 000 ans, ce qui explique que le thorium naturel soit composé aujourd’hui uniquement de Th-232 (en excluant certains descendants de chaînes radioactives naturelles présents à l’état de traces). La chaîne de décroissance du Th-232 comporte 10 descendants (dont justement un isotope du thorium, le Th-228 de courte période radioactive), le dernier descendantétant un isotope stable du plomb : le Pb-208.

L’un des noyaux intermédiaires de cette chaîne de décroissance est le radon-220 qui est un gaz encore appelé thoron, pouvant être un bon traceur de la présence de thorium.

La production d’U-233 par capture d’un neutron dans le Th-232 se fait par l’intermédiaire du protactinium 233 (Pa-233), dont la période de décroissance radioactive est relativement longue, 27 jours, comparée à son homologue du cycle uranium, le Np-239 dont la période de décroissance radioactive n’est que 2,3 jours (il produit le Pu-239).

C’est un point à noter car cette période de décroissance relativement longue conduit à une concentration élevée de Pa-233 dans le cœur des réacteurs, et donc à un taux de capture de neutrons qui peut être significatif, d’autant que la capacité du Pa-233 à capturer des neutrons (appelée « section efficace de capture ») est elle-même élevée ce qui peut constituer une pénalité pour le cycle au thorium dans certains cas.

Cette réaction de capture d’un neutron par le Pa-233 conduit à la formation d’U-234, isotope de l’uranium de longue période radioactive (245 000 ans).

Cet uranium 234, quasi stable à l’échelle des temps d’irradiation en réacteur, peut à son tour capturer un neutron pour produire l’isotope fissile U-235 mais, compte tenu de cette longue chaîne de réactions, cette production d’un isotope fissile est loin de compenser la perte d’un noyau d’U-233.

Propriétés physiques du thorium

 Le thorium est un métal assez mou et ductile, de couleur gris-blanc argenté lorsqu’il est à l’état pur, mais il s’oxyde rapidement à l’air, sous forme de ThO2 de couleur sombre. Il a une densité de 11,72 g/cm3, nettement plus faible que celle de l’uranium (19,1 g/cm3). Par contre son point de fusion est nettement plus élevé que celui de l’uranium métal : 1 750 C au lieu de 1 135 C pour l’uranium. Il en est de même pour l’oxyde ThO2 qui a une température de fusion de plus de 3 300 C tandis que celle de l’oxyde d’uranium est de 2 800 C, ce qui en fait l’un des matériaux les plus réfractaires qui existent.

 Utilisation courante du thorium (hors industrie nucléaire)

 Après sa découverte en 1829, le thorium resta pratiquement inutilisé jusqu’à l’invention du manchon à incandescence en 1885.

 On utilise alors la très mauvaise conductivité thermique de son oxyde (mélangé avec de l’oxyde de cérium) pour augmenter la température des manchons d’éclairage et donc leur luminosité.

Dans l’industrie, il est utilisé aujourd’hui (ou a été utilisé) pour de nombreuses applications en perte de vitesse et certaines ont même été totalement abandonnées.

 

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