L’avion vert restera longtemps une chimère
Par Michel Gay
L’avion vert revient à la mode au dernier Salon du Bourget comme une des voies prometteuses pour « sauver la planète ». Beaucoup en rêvent, mais bien peu connaissent vraiment le sujet quand il s’agit de placer des chiffres en face des mots, souvent creux et ronflants.
« Yaka, faut qu’on !» et l’intendance suivra... Ce n’est hélas pas si simple !
L’avion vert
L’avion devient vert si son carburant est vert. C’est-à-dire si ce dernier est décarboné : il ne doit pas provenir d’énergies fossiles (pétrole, gaz ou charbon).
Toutefois, il ne s’agit pas d’un carburant nouveau mais d’un carburant standard, produit autrement, devant répondre aux normes sévères actuelles et aux exigences techniques pour être compatible avec les infrastructures existantes. Il doit aussi être fongible (concept « Drop in »), c’est-à-dire « mélangeable », avec les carburants actuels.
Cependant, il contient moins « d’aromatiques » précurseurs de suie susceptible de diminuer les trainées de condensation, et pas de soufre (il en reste toujours un peu dans les carburants « fossiles »).
Mais il y a un « hic » de taille : les énergies fossiles existent à l’état naturel et il suffit de les extraire pour les convertir relativement facilement en une matière utilisable, mais ce n’est pas le cas des carburants verts (aussi appelés SAF : Sustainable Aviation Fuel). Ces derniers doivent être reconstitués et fabriqués à partir de carbone, de CO2, et d’hydrogène en apportant parfois beaucoup de biomasse et, surtout, une gigantesque quantité d’électricité bas carbone pour extraire l’hydrogène de l’eau par électrolyse.
Techniquement, les chimistes, certaines sociétés et les grandes industries, y compris pétrolières, savent fabriquer des SAF à partir principalement de trois filières (il en existe d’autres) : oléochimique, e-bioSAF et e-SAF.
Mais ce n’est pas suffisant...
Les deux premières voies nécessitent des huiles de cuisson usagées, des graisses animales, et/ou une grande quantité de biomasse qui est une matière première précieuse et rare. Compte-tenu de la ressource limitée, de la concurrence dans l’affectation des sols, et des conflits d’usage prévisibles, elles ne pourraient fournir au maximum que 20% du kérosène en France, et beaucoup moins (1% à 3 %) dans d’autres pays.
La production massive de carburant vert à grande échelle pouvant répondre au besoin de l’aviation dans l’avenir reposerait donc sur le « e-SAF » produit à partir du CO2 capté directement dans l’air (qui n’en contient que 0,04%, ce qui nécessite beaucoup de chaleur et d’électricité pour l’extraire) et d’hydrogène obtenu par électrolyse (nécessitant aussi beaucoup d’électricité).
Mais combien faudrait-il de biomasse, de CO2, d’hydrogène et donc d’électricité (qui viendra d’où ?) pour fabriquer la quantité de carburant « vert » (e-SAF) capable de se substituer à la consommation actuelle en France, en Europe et dans le monde... et à quel coût ?
Et là, c’est le drame : le rêve s’effondre
L’Académie des technologies a publié en février 2023 un rapport « La décarbonation du secteur aérien par la production de carburants durables ».
D’hypothèses optimistes sur les rendements, en incertitudes gigantesques sur les ressources, en « besoin de maturation » pour les procédés industriels, et en « analyses complémentaires nécessaires », il ressort de cette étude que l’urgence soulignée de s’engager dans cette voie en créant une filière industrielle est plus que prématurée !
Pourtant, comme l’indique ce rapport, la France possède un atout important pour produire, un jour peut-être (au-delà de 2050 ?), ce carburant vert avec une électricité parmi les plus décarbonée du monde, grâce principalement à sa production nucléaire.
Mais « la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a ». Même avec un immense programme de construction de nouvelles centrales nucléaires, la France ne pourra pas disposer en 2050 (et encore moins les autres pays) de l’électricité nécessaire à la production de 20% de e-SAF pour sa consommation.
Des mots et des chiffres
Décarboner les transports terrestres et aérien est une excellente idée qui permet pour le moment de se donner une image verte et bonne conscience. Elle deviendra une nécessité dans quelques dizaines d’années devant la raréfaction des ressources fossiles.
Mais elle doit se préparer consciencieusement, sans effet de manche, et ne pas être mise en œuvre à l’aveugle en se fixant des objectifs inatteignables ne tenant pas compte des réalités physiques, économiques, et industrielles.
Quelques chiffres en ordres de grandeurs pour fixer les esprits :
L’aviation consomme chaque année en France 10 millions de tonnes (Mt) de carburant aéronautique (kérosène), 50 Mt en Europe, et consommera 400 Mt dans le monde en 2050. Fabriquer une telle quantité de SAF mobiliserait la moitié de toute l’énergie électrique produite actuellement dans le monde...
Est-ce bien raisonnable ?
Avec des hypothèses optimistes de production industrielle, et en supposant probable une faible ressource disponible en biomasse (en concurrence avec d’autres usages), la production de 60% de SAF (6 Mt) pour la consommation française en 2050 nécessiterait environ 240 térawattheures (TWh) d’électricité, soit près de la moitié de la production nationale d’électricité actuelle !
Viser « seulement » 20% de SAF nécessiteraient encore 80 TWh d’électricité alors que dans 25 ans nos centrales nucléaires atteindront 60 ans et devront être remplacées.
Est-ce bien raisonnable ?
Et en plus, la fourniture de cette électricité doit être stable sur l’année pour le bon fonctionnement des électrolyseurs et assurer leur rentabilité. Est-ce bien compatible avec une production éolienne et solaire fortement et aléatoirement variable, voire intermittente ?
Est-ce bien raisonnable ?
Certes, la production d’électricité nucléaire serait à son avantage, mais elle n’a pas besoin de cet expédient pour mettre en avant ses qualités qui seront encore mieux employées à décarboner l’industrie, le chauffage, et la mobilité terrestre qui, eux-aussi, exigeront de plus en plus d’électricité.
Cette électricité nucléaire très bas carbone (moins de 4 gCO2/kWh) serait même probablement plus efficace à l’exportation pour aider à décarboner le mix électrique de l’Europe (environ 300 gCO2/kWh).
Parlons argent...
Soyons clairs : hors taxes et coûts de distribution, et avec un coût de production d’électricité du nouveau nucléaire d’environ 70 c€/ kWh (il est même déjà de 100 c€ (92,5 cents) par kWh sur 35 ans pour la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne), ce carburant vert e-SAF (coûtera 4 à 6 fois plus cher à l’achat que le prix du carburant fossile estimé à 1 €/litre en 2050. Ce dernier est aujourd’hui d’environ 0,5 €/litre (avec d’importantes variations).
Avec une consommation d’environ 40 kWh d’électricité par kg d’e-SAF produit, cet « ingrédient » amène donc déjà le litre d’e-SAF à près de 2,5 €, auquel il faut ajouter l’amortissement des infrastructures et les coûts d’exploitation. Ces derniers sont estimés à environ 3 € le litre par l’Académie des technologies, ce qui conduit au total à près de 6 € par litre (c’est un ordre d’idée... hors taxes), malgré les économies d’échelle attendues.
IL existe donc actuellement au moins deux solides verrous : l’un est matériel (la ressource), l’autre économique (le coût).
Gargarisme intellectuel
L’aviation ne représente que 3% de la consommation d’énergies fossiles en France, et elle ne représentera que 6% en 2050.
Dans leur volonté acharnée à vouloir décarboner l’aviation, l’Europe et la France peuvent toujours se gargariser de mots creux (urgence, développement industriel, ...) et d’objectifs irréalistes (à atteindre avec l’argent public) listés sur une lettre au Père Noël pour les 20 ou 30 ans à venir, mais les contraintes physiques et les nécessités économiques rappelleront quelques rêveurs à la réalité.
Jusqu’à présent, il existe un réseau d’industriels qui courent à la pêche aux subventions renouvelables et aux « incitations économiques » des pouvoirs publics qui ruissellent pour des recherches et développement (R et D) sur les « carburants verts », ce qui occupe des ingénieurs et finance « des travaux ».
Ainsi, selon le rapport de 2015 « BioTfuel a, par exemple, bénéficié d’une aide de 30 millions d’euros de l’Ademe, à laquelle s’est ajouté un apport régional (Picardie/FEDER) de 3,2 millions d’euros ».
Qui sait ce qu’est devenu le projet de biocarburant subventionné « Kerosalg » de 650.000 € de la PME Phycosourse prévoyant une production de 100 kg d’huile de microalgues par jour, et dont l’objectif en 2012 était d’atteindre 5% de la consommation de kérosène en France (soit 500.000 tonnes par an...) en 2022 ? Dans les chiffres « clés », 10 créations d’emplois était envisagées pour 2016... sur son site internet qui semble figé depuis 2012.
Et maintenant ?
Les carburants « verts » issus de matière végétale, animales, ou de déchets existent déjà et sont « parfaitement compatibles avec une utilisation en mélange jusqu’à 50% dans du jet fuel fossile ».
Toutefois, la ressource très limitée les confinera à un appoint négligeable de quelques pourcents. Ce faible apport ne résoudra pas le grave problème du remplacement des carburants liquides aéronautiques qui ne sont pas substituables par d’autres sources d’énergies (électricité, hydrogène, ...) dans les 50 ou 100 prochaines années.
Afin de ne pas engager trop tôt la France dans cette impasse industrielle, il serait simplement judicieux pour la collectivité d’y penser avant de se ruiner prématurément dans un secteur d’activité internationale concurrentiel.
Il est légitime et sain que le transport aérien se mobilise depuis plus de 20 ans (2002) pour réduire son empreinte carbone afin de « garantir son développement de manière durable » selon les termes du rapport de 2015 « Quel avenir pour les biocarburants aéronautiques ? ».
Ce rapport indiquait alors que « les biojet fuels seront chers et il n’y a pas aujourd’hui de marché », et que « la contribution des biojet fuel à l’offre de jet fuel alternatif risque donc d’être limitée ».
Il précisait aussi prudemment que le transport aérien « s’engage dans des programmes » mais que certains objectifs sont « aspirational » (sic).
En effet, « il ne s’agit pas d’engagements, mais de souhaits visant à faire participer de façon optimale le transport aérien à la limitation du changement climatique ».
Enfin, ce rapport de 2015 indique en annexe :
« L’Académie de l’air et de l’espace n’a en conséquence pas vraiment conclu sur l’avenir des biocarburants aéronautiques, sauf sur la nécessité d’approfondir les différentes questions soulevées ».