Le secret du nucléaire durable :des neutrons « rapides » et du plutonium 

Par Dominique Grenêche et Michel Gay

La surgénération consiste à créer dans un réacteur nucléaire de la matière fissile artificielle, essentiellement du plutonium, en quantité supérieure à celle consommée en fonctionnement.

Pour utiliser une image, il s’agit littéralement de fabriquer dans une voiture plus de carburant en roulant que celle-ci en consomme !

Une prouesse incroyable !

Cette prouesse est parfaitement réalisable. Elle a même été mise en œuvre à l’échelle industrielle en France et dans plusieurs pays.

Mais elle n’est physiquement possible qu’avec du plutonium !

C’est en effet le seul élément dont l’isotope principal (le Pu-239) émet un nombre de neutrons nettement supérieur à 2 (2,33) lorsqu’il est cassé par des neutrons rapides dans des réacteurs spécialement conçus appelés… « réacteurs à neutrons rapides » (RNR).

Or, ce nombre est inférieur à 2 (1,88) pour l’U-235 (pour les neutrons rapides) et vaut seulement 2,07 (pour les neutrons lents), ce qui n’est pas suffisant car il doit être nettement supérieur à 2 pour espérer atteindre la surgénération de matière fissile.

En effet, il faut au moins un neutron pour entretenir la réaction en chaine et un deuxième neutron pour créer un nouveau noyau fissile (Pu-239) par capture dans un noyau fertile (U-238).

Et comme une partie des neutrons issus des fissions est inévitablement perdue par captures stériles ou par des fuites à l’extérieur du cœur du réacteur, il faut que ce nombre soit nettement supérieur à la valeur 2.

La surgénération est donc impossible avec de l’uranium enrichi en U-235, quel que soit le taux d’enrichissement.

Le secret !

Les fuites de neutrons hors du cœur d’un RNR sont plus importantes que dans un réacteur à neutrons lents (RNL) mais cette pénalité est compensée par des « couvertures » constituées de noyaux fertiles (U-238) placées autour du cœur pour absorber ces neutrons, et ainsi « fabriquer » de nouveaux noyaux fissiles (Pu-239).

Et il se trouve que la moyenne de 2,33 neutrons fournie par le Pu-239 cassé par des neutrons rapides est… suffisant pour entamer une surgénération.

L’une des raisons principales est que beaucoup moins de neutrons rapides sont perdus par des captures stériles qu’avec des neutrons lents, grâce aux lois physiques qui gouvernent ces phénomènes. Pour le comprendre, il suffit de prendre l’analogie d’un gardien de but au football : plus le ballon va vite moins le gardien a de chances de l’attraper (et inversement bien entendu).

De plus, certains noyaux qui ne sont pas fissiles avec des neutrons lents, le deviennent avec des neutrons rapides. C’est le cas notamment de deux isotopes du Pu que sont le Pu-240 et le Pu-242, mais aussi celui de l’U-238 qui devient en partie fissile au-delà d’un seuil de vitesse des neutrons (14 000 km/s).

Tel est le secret des surgénérateurs qui constitueront la colonne vertébrale de la production d’électricité décarbonée en France dans le monde au cours du siècle prochain !

Et le thorium ?

Certes, le thorium 232 (Th-232) produit l’U-233 par capture d’un neutron (qui est l’équivalent du Pu-239 produit par l’U-238). Ce dernier présente un bon facteur de reproduction de 2,27 pour des neutrons rapides (proche de celui du plutonium qui est de 2,33) et de 2,29 pour des neutrons lents (contre seulement 2,11 pour le Pu).

La surgénération peut donc être théoriquement envisagée avec de l’U-233 dans des réacteurs à neutrons lents (RNL).

Des captures parasites

Malheureusement, dans les RNL à « eau légère » (REP) qui constituent la plupart des réacteurs actuels, il existe de nombreuses captures parasites de neutrons (éléments de structures, modérateur et surtout des produits de fission) alors qu’elles sont faibles pour des neutrons rapides, comme on l’a vu plus haut. .

Cette pénalité rend pratiquement impossible la surgénération dans des RNL qui « perdent » trop de neutrons.

En revanche, la surgénération serait techniquement possible dans des réacteurs à eau lourde (type CANDU canadiens ou indiens) car l’eau lourde capture 500 fois moins les neutrons que l’eau légère.

Mais cela suppose la mise en œuvre d’installations industrielles et d’un cycle du combustible entièrement nouveau, ainsi que la mise en place d’un nouveau référentiel de sécurité alors que l’actuel s’est bâti sur plus de 40 ans d’expérience.

Il n’y a pas d’incitations assez fortes, aujourd’hui, et dans un avenir prévisible, pour se lancer dans cette aventure risquée du thorium alors que la surgénération avec du plutonium dans des RNR est maitrisée.

La France possède tout de même déjà 8500 tonnes de Th-232 faiblement radioactif sur son sol (à comparer avec les 330.000 tonnes d’U-238) Gardons-les à toutes fins utiles. Il ne faut pas injurier l’avenir, d’autant plus que cet élément ne se dégrade quasiment pas : sa période de décroissance radioactive est de 15 milliards d’années, ce qui laisse le temps de voir venir !

Les joyaux de la couronne énergétique

Les RNR au plutonium sont donc actuellement la clé d’un nucléaire durable pour la production de chaleur et d’électricité décarbonées dans les pays qui pourront se le permettre. La Russie (BN-600 et BN-800), la Chine (CFR-600) et l’Inde (PFBR-500) l’ont bien compris et développent des RNR au plutonium.

La France qui a abandonné les RNR Superphénix en 1998, Phénix en 2010, et le projet de démonstrateur ASTRID en 2019 serait bien inspirée de s’atteler de nouveau à développer industriellement des RNR au plutonium, ces joyaux de la couronne énergétique, ce futur Graal mondial de la fin ce siècle, et c’est même une nécessité morale !

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